Dans le cadre du cours « Les évangiles synoptiques : le projet de Dieu dans l’enseignement, les miracles et la passion de Jésus », j’ai eu l’occasion de lire plusieurs analyses de la Transfiguration selon saint Marc. Les quelques lignes qui suivent résumeront la pensée de Jean Ansaldi sur l’évènement, telle que publiée en collaboration avec Elian Cuvillier dans « Il fut transfiguré devant eux », un livre paru aux éditions du Moulin (Poliez-le-Grand, Suisse) en 2002.
Contexte intra-évangélique
La thèse soutenue par l’évangéliste tout au long de son œuvre est que ce Nazaréen était le « Christ, le Fils de Dieu » (Mc 1, 1). Ce n’est donc pas un hasard si le récit de la Transfiguration du Christ se retrouve au « point central » de l’évangile de saint Marc, c’est-à-dire précisément à mi-chemin entre le début et la fin de l’œuvre, car cette manière de faire était la norme littéraire de l’époque. L’évènement se situe également « six jours après » que Pierre eut déclaré à Jésus qu’il croyait qu’Il était le Christ, le Messie envoyé par Dieu pour libérer le peuple juif. Le Maître annonce alors pour la première fois qu’Il devra mourir et qu’Il ressuscitera des morts le troisième jour. Il mentionne aussi, au premier verset du chapitre de la Transfiguration (Mc 9), que certains « ne mourront pas avant d’avoir vu venir le Règne de Dieu avec puissance ». Cette phrase pourrait sembler hors des contextes de l’annonce de la Passion du Seigneur et de la Transfiguration, mais M. Ansaldi y voit le pivot entre les deux récits qui mènera, de la Galilée jusqu’à la croix, le lecteur de l’évangile.
La Gloire et la métamorphose de Jésus
Le mot « gloire » ne signifie pas, comme en français ou en grec, la renommée d’une personne, mais plutôt sa valeur réelle, estimée à son poids.[1] Le mot hébreux kâbôd désigne donc le poids, la densité d’une chose ou d’un être, son identité profonde. Ce premier verset ne doit, par conséquent, pas être négligé car il annonce ce qui va se passer dans les versets suivants : les apôtres verront la gloire de Jésus; c’est-à-dire qu’ils verront sans filtre qui Il est vraiment. Dans la littérature apocalyptique juive, la métamorphose est l’apanage des élus et le blanc est une couleur proprement céleste. « Le vêtement n’est pas, [dans la Bible,] seulement un costume extérieur, mais la marque de l’identité profonde de la personne qui le porte. Le blanc immaculé et surnaturel de ceux de Jésus confirme ainsi sa glorification.» La vérité exprimée dans le récit de la Transfiguration n’est donc pas du tout liée à l’histoire chronologique de la vie de Jésus. Marc cherche plutôt à nous faire « accéder à la réalité du monde « d’en haut », et ce à partir d’un a priori, celui de la foi en Jésus Seigneur. » (p. 16)
Sur la montagne avec Élie et Moïse
Au chapitre 24 du livre de l’Exode, Moïse monte sur la montagne en compagnie de trois compagnons et une nuée la couvre pendant six jours avant que Dieu ne l’appelle du milieu de celle-ci le septième jour. Il ne s’agit pas nécessairement d’un jour en particulier, mais plutôt en rapport avec un évènement important qui s’est produit six jours auparavant. Il en est de même pour Jésus, qui monte sur la montagne en compagnie de Pierre, Jacques et Jean après avoir été reconnu comme le Christ par son disciple et qu’Il ait annoncé sa Passion. La lumière de Dieu illuminait le visage de Moïse comme le soleil éclaire la lune. Mais comme Jésus ne fait pas la rencontre de Dieu sur la montagne, mais qu’Il dévoile qu’Il est Dieu, ce n’est pas son visage qui reflète la Lumière : elle émerge de tout son être.
Élie avait lui aussi rencontré sur la montagne Dieu qui vit dans les cieux, car il s’agit de l’endroit biblique privilégié pour recevoir Ses révélations; en s’approchant de Lui en hauteur et en intimité dans un lieu à part, sans public. L’auteur nous fait remarquer que contrairement aux deux autres évangélistes synoptiques, Marc mentionne le nom d’Élie avant celui de Moïse. Cela signifie que non seulement Jésus parle avec Élie le « messianiste », mais aussi avec Moïse, ce qui démontre qu’Il est aussi grand que les deux prophètes. Ce détail illustre bien l’ambigüité sur l’identité de Jésus que Marc veut exacerber avant de l’élucider. C’est la question qui traverse l’ensemble de son évangile. La tradition a toujours interprété le fait que Jésus s’entretienne avec Élie et Moïse comme signifiant que Jésus est le lien entre la Loi et les Prophètes. Ainsi, dans l’évènement de la Transfiguration, Dieu montre qu’Il a de la suite dans les idées et que son incarnation présente est profondément enracinée dans le passé.
Pierre, Jacques, Jean
Jésus choisit son « premier trio » parmi les douze, eux-mêmes choisis parmi tous les disciples qui le suivent sur les chemins du pays. C’est donc dire que ces trois bienheureux vivront une expérience spirituelle personnalisée, et non pas une « extase » collective. L’expression québécoise « Pierre, Jean, Jacques » qui signifie : « tout le monde en général et personne en particulier »[2], semble provenir de l’évangile de Luc, car il est le seul des trois évangélistes de tradition synoptique à nommer Jean avant Jacques. En précisant que c’est Jésus qui prend l’initiative de les emmener sur la montagne, cette expression paraît toutefois soutenir la signification que Marc veut donner à cette invitation personnelle s’adresse également à nous qui lisons l’évangile.
Bien que pour lui cela semble être dans l’ordre des choses que son Maître s’entretienne avec Élie et Moïse car ils appartiennent tous les trois à l’ordre divin, Pierre paraît succomber à l’ambigüité sur l’essence de la personne de Jésus, qu’il appelle «Rabbi» au moment de lui proposer de dresser trois tentes. Peut-être prend-il son maître pour un prophète, suggère l’auteur. À tout le moins, l’apôtre veut capturer, arrêter le temps. Il propose de dresser ces tentes probablement moins pour y passer la nuit que parce que dans la culture juive, on protège la manifestation de Dieu par une tente, qui rappelle diverses passages dans l’Ancien Testament : l’habitat des anciens nomades et celui des Hébreux dans le désert, la fête des tentes, la tente de la rencontre de Moïse qui préfigurait le temple de Jérusalem, et les tentes célestes des apocalypses (NT). Pierre parle trop vite, et devance la révélation que Dieu veut faire. Les fils de Zébédée et lui sont effrayés par la vision de leur maître qui discute avec les deux prophètes.
Une nuée survint (…) et une voix partit de la nuée
Dans la Bible, la nuée signifie à la fois la proximité avec Dieu, en manifestant Sa présence tout en la voilant[3]. C’est ainsi que Dieu, présent par cette nuée, lève pour un bref instant le voile sur la profondeur de ce que vivent les disciples au quotidien avec Son Fils. C’est le point culminant, c’est-à-dire que le non-visible « ouvre l’espace à une parole disant l’identité véritable de Jésus et le caractère unique de ce qui se révèle en Lui ». (p.32) La nuée les prit soudainement sous son ombre. Elle couvre Jésus comme elle recouvrait la tente de la rencontre au désert. Jésus est la tente. Contrairement au récit de Marc, c’est à ce moment que les disciples se jettent face contre terre dans le premier évangile.[4] Pour Matthieu, quand le Seigneur touche les disciples apeurés et les relève, c’est qu’Il désire vraiment rassurer sa communauté en lui permettant de découvrir Celui qui marche vers la mort.
Mon Fils bien-aimé : écoutez-le!
Soudain, on passe du « voir » à l’« entendre » : une voix provient de la nuée (cette voix ne peut donc être que celle de Dieu) : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé ; écoutez-le » (v. 7). Le Fils a une relation unique avec son Père, bien différente que celle que Moïse et Élie puissent avoir avec Dieu. Le fait que cette voix ordonne d’écouter Jésus et non pas Dieu à travers un prophète, représente une nouveauté. Soudain, les disciples ne voient plus que Jésus, celui-là seul qu’ils doivent écouter. La loi et les prophètes s’effacent et il ne reste plus que Lui.
Ne rien raconter
Tandis qu’en montant Jésus et ses disciples observaient le silence, Il leur parle en redescendant. Il parle, mais dorénavant ils écoutent. Cependant, il leur ordonne « de ne raconter à personne ce qu’ils avaient vu, si ce n’est quand le Fils de l’homme serait ressuscité d’entre les morts » (Mc 9, 9). Bien que l’idée de la résurrection des morts fût bien répandue à cette époque, les disciples ne comprennent pas ce qu’Il veut dire car s’ils viennent de voir Jésus dans sa gloire, pourquoi devrait-il mourir? C’est que Marc veut démontrer que la croix et la résurrection vont de pair. La résurrection n’est pas une solution à la mort : « la résurrection du Fils de l’Homme vient signifier que celui-ci se révèle pleinement dans sa mort. » (p. 34)
Différences et similitudes chez Luc
À l’instar de Marc, la date historique de la Transfiguration n’est pas tellement importante pour Luc, mais il note que les apôtres avaient retenu l’intervalle d’une semaine entre la confession de Pierre et la Transfiguration. S’il avait voulu corriger Marc, il aurait donné une date précise, mais il se contente de dire « une huitaine de jours ». Il ne s’éloigne pas de la version de Marc mais il veut la compléter à partir d’autres sources. Il a d’ailleurs probablement emprunté le verset 34 à Matthieu. Luc est le seul à mentionner que Jésus était monté sur la montagne pour prier et encore, il ne parle pas d’une haute montagne comme pour ses comparses évangélistes, mais seulement d’une montagne, peut-être par contraste par rapport à la plaine. Quoiqu’il en soit, Luc ne parle probablement pas de l’Hermon. Afin de ne pas attirer l’attention du lecteur (païen), sur une gloire extérieure, une métamorphose, il parle avec sobriété du visage de Jésus qui se transforme. Luc comprenait que Jésus n’avait pas d’extases en priant. C’est pourquoi l’évangéliste ne dit pas que le Seigneur fut transfiguré tout entier, mais seulement son visage qui change d’apparence, comme on voit parfois l’effet de la prière chez les saints au rayonnement de leur visage. En revanche, il parle des vêtements de Jésus qui deviennent « blanc-éclair », contrairement à Marc.[5] Luc utilise son expression favorite dans son récit de la Transfiguration pour marquer l’arrivée soudaine des deux prophètes, qui seront aussi vêtus de gloire : « Et voici que deux hommes… » (Lc 9, 30) Pour l’évangéliste, le fait qu’un crucifié s’entretienne avec les deux plus grandes figures du judaïsme met l’emphase sur le scandale que cela puisse représenter pour les juifs.
Pour Marc, c’est la croix qui révèle l’identité de Jésus comme Fils de Dieu, alors que Luc tend davantage à souligner que la croix s’ouvre sur la résurrection, précisant au passage le contenu de la conversation avec Élie et Moïse : l’exode que Jésus allait accomplir à Jérusalem (Lc 9, 31). Si les disciples ne manifestant aucune crainte devant la nuée semblent avoir compris la fin heureuse que Jésus leur a fait entrevoir, la Transfiguration suscite plus de questions que de réponses pour ceux-ci dans le récit selon Marc.
Conclusion
Une double tension soutient tout le récit : Dieu fait voir la gloire de Jésus et demande qu’on l’écoute. Il parle face à face avec Élie et Moïse, mais en même temps Il leur est supérieur car Il est identifié comme l’unique Fils de Dieu. La pointe de la narration se trouve là : nous est proposée une communion véritable avec Jésus révélé dans son identité de Fils glorifié.
Le récit de la Transfiguration selon Marc est un condensé de l’ensemble de l’évangile; une mise en scène narrative de sa conviction profonde. Pas étonnant, donc, qu’il ait été placé au cœur même de l’évangile. En entendant une Parole provenant d’une nuée, on passe de la théologie du Seigneur qui se contemple dans la gloire (Mc 9, 2-3) à une théologie de la croix qui se profile à l’horizon (v. 7-8). On anticipe alors que l’histoire ne finira pas par la glorification en puissance d’un Messie vainqueur, mais par la véritable compréhension de ce qu’est la gloire et l’identité du Christ, Fils Bien-aimé de Dieu qui se révèlera par la croix et le tombeau vide.
Travail présenté au professeur M. Pierre Bougie, PSS, dans le cadre d’un cours sur les évangiles synoptiques, Institut de Formation Théologique de Montréal, 18 octobre 2017.
[1] MOLLAT s.j., Donatien, « Gloire », dans Vocabulaire de théologie biblique, Les Éditions du Cerf, Paris, 1966, p. 412-419.
[2] PLANTE, Samuel, Pierre, Jean, Jacques, [Vidéo], Page Facebook d’Évangéliser.Net, 11 octobre 2017, https://www.facebook.com/evangeliserpointnet/videos/487883144926845/
[3] LÉON-DUFOUR, Xavier, « Nuée », op. cit., p. 698-701.
[4] LAGRANGE, M-J o.p., Évangile selon Saint Luc, J. Gabalda Éditeur, Paris, 1927; p. 271 à 275)
[5] Ibid